Paul Valéry et la mise en scène de l’Esprit
2070279138
Monsieur Teste | Gallimard
9782070711017 / 9782070714889
Les cahiers | Gallimard
9782070327348
Ego scriptor | Gallimard
9782070326990
L’introduction à la méthode de Léonard de Vinci | Gallimard
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Grand écrivain, disciple de Mallarmé, professeur au Collège de France, poète officiel de la IIIe République, «antiphilosophe» ne refusant pas la philosophie, Paul Valéry a incarné des identités plurielles et a laissé derrière lui une œuvre littéraire protéiforme, décentrée et difficilement qualifiable. Selon Benoît Peeters, « [l]e lecteur d’aujourd’hui ne peut que difficilement s’orienter dans [les production écrites de Valéry] aussi imposantes que dispersées, privées de centre et de chef-d’oeuvre. » (Benoît Peeters, Paul Valéry, Paris, Flammarion (champs), 2016, p. 349). Essayons de prendre quelques repères. L’auteur possédait un « [e]sprit fondamentalement solitaire, curieux de tout, surtout de lui-même [et] n’a voulu regarder le monde qu’à travers son propre prisme. » (Ibid., p. 363.). Explorer le continent littéraire valéryen c’est se confronter, en tant que lecteur, à un animal intellectuel, selon l’expression choisie par Valéry dans Ego scriptor, difficile à dompter, narcissique et engagé dans un processus d’intellectualisation totale du monde. Le concept de puissance, familier pour les psychanalystes de la première heure car développé entre autres par Freud dans Totem et tabou, a bien pu être repris par Valéry pour constituer la trame de fond de ses exercices intellectuels. L’auteur serre de plus près cette notion en la mêlant inextricablement avec la figure de l’esprit, car il a contemplé fixement l’azur de l’Intellect. Dans Valéry face à ses idoles, Cioran souligne la présence effective du moi valéryen qui « s’admire en tant qu’Esprit » (Émile M. Cioran, « Valéry face à ses idoles », Paris, L’Herne (Glose), Paris, 2006, p. 42.). D’un autre côté, il y a chez Valéry un désir de pouvoir. C’est que l’auteur voit le pouvoir comme une idée constante et centrale. L’esprit détient une véritable puissance ordonnatrice capable d’opposer au désordre premier une résistance. La pensée est donc rattachée à une forme de toute-puissance. Dans les Cahiers, Valéry surdétermine l’étroite parenté existant entre les sciences (les mathématiques) et la toute-puissance de la pensée en instituant le pouvoir comme l’une des « 2 “coordonnées” des actions conscientes de l’homme » (Paul Valéry, Cahiers, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1974, Vol.2, p. 1418.) et en établissant une adéquation entre les sciences et le pouvoir : « La science est idée du pouvoir. Je puis, donc je sais. Je sais, donc je puis. » (Ibid., p. 901.)
L’introduction à la méthode de Léonard de Vinci et Monsieur Teste permettent à Valéry de personnifier le désir de la mainmise du sujet sur le monde. A priori, la figure de Léonard est convoquée dans le but de rendre la force du logos : « En réalité, j’ai nommé homme et Léonard, ce qui m’apparaissait comme le pouvoir de l’esprit. » (Paul Valéry, Introduction à la méthode Léonard de Vinci, Paris, Gallimard (Folio essais), 1992, p. 11.) L’esprit du narrateur occupe un rôle prépondérant dans sa méthode: « le rôle de l’esprit est ici de combiner des ordres, de grandeurs ou de qualités incompatibles, des accommodations qui s’excluent. » (Ibid., p. 31.) Enfin le narrateur subordonne le savoir au pouvoir : « Tout savoir ne vaut que pour être la description ou la recette d’un pouvoir vérifiable. » (Ibid., p. 127) Si ces deux modalités sont liées d’une quelconque façon, avons-nous vu, il existe entre elles une inadéquation puisque le moi privilégie le pouvoir : « Le savoir n’est pas tout pour lui; peut-être ne lui est-il qu’un moyen. Léonard dessine, calcule, bâtit, décore, use de tous les modes matériels qui subissent et éprouvent les idées […] Savoir ne suffit point à cette nature nombreuse et volontaire; c’est le pouvoir qui lui importe. » (Ibid., p. 143-144)
La force de tout transformer, la pensée en action, l’idolâtrie des opérations intellectuelles et l’expression littéraire du sentiment de soi sont d’autres avenues empruntées par Valéry pour cartographier l’étendue de la domination intellectuelle du sujet. Ces avatars du pouvoir tiennent lieu de véritable guide dans la traversée de la nébuleuse valéryenne. Il s’agit d’une puissance de l’esprit dont le moteur tourne au décloisonnement des champs du savoir comme la philosophie, la linguistique, la physique, la sémiologie, la psychologie, la sociologie, les mathématiques, l’anthropologie, etc. Nous dirons pour conclure que la masse labyrinthique des pensées valéryennes n’est pas sans constituer pour le lecteur contemporain une mise en scène de l’Esprit, où le personnage joué par Paul Valéry donne à voir une épopée intellectuelle.
Alexandre Laliberté