Les lanceurs de feu
Il existe des lieux tachés, des espaces qui ont laissé en nous un sentiment vif surgi de la dérive et qui encombrent
maintenant notre mémoire. Il s’agît parfois d’une heure, d’un mois: la brillance particulière d’un immeuble de verre contre le froid de janvier. L’odeur des ruines et la superposition en alternance d’angles lisses et poreux au coin d’une rue où l’on s’est déposé. Certains lieux sont bâtis d’expériences alors que d’autres se forment dans notre esprit grâce au regard d’un intermédiaire, le livre comme outil (1).
Dans son roman Les lanceurs de feu (2), l’autrice nord-irlandaise Jan Carson nous présente une Belfast contemporaine toujours marquée par la violence, où les Troubles (1968-1998) et les horreurs de la guerre civile conditionnent le présent. Les questions du passé et de l’hérédité tissent ce livre alors que l’on suit l’histoire de deux pères qui tentent d’affronter les démons familiers qui habitent leurs enfants. D’un côté, Jonathan Murray, jeune docteur d’une trentaine d’années, élevé sans amour dans une famille bourgeoise, est horrifié par la croissance de sa jeune Sophie. Chaque nouveau détail sur le corps et dans la façon d’être de cette dernière risque de faire jaillir l’image de sa mère, une femme-sirène ayant le pouvoir de détruire un homme. Quelques rues plus loin, dans un quartier moins nanti, Sammy Agnew, cinquantenaire ayant commis des horreurs pendant la guerre civile, découvre que son fils Mark est à l’origine des grands feux qui réduisent la ville en cendres et ne peut s’empêcher de voir en lui la même ébullition de colère et de violence qui le guidait dans sa jeunesse. Ici, la réflexion par rapport à la parentalité, à l’éducation et au développement des enfants est riche, sensible, et surtout, toujours ouverte comme si l’idée de l’autrice évoluait aussi au fil des pages.
Au départ, la distance entre les différentes trames narratives et l’arrivée de magie et de pouvoirs surnaturels déstabilisent. Cet état rend la suite de la lecture presque jubilatoire alors qu’on se rend compte, avec une conscience de plus en plus aiguë, que chaque élément est finement relié. Les atavismes sont au coeur de ce roman social où l’on questionne la responsabilité de chacun par rapport à l’avenir mais aussi cette marque presque indélébile que certains lieux gravent dans notre esprit. Un pur plaisir de lecture à la langue vive et au rythme haletant. Pour tous ceux qui ont aimé Ténèbres de Paul Kawczak ou L’avenir de Catherine Leroux.
(1) Pour approfondir ces thèmes, je recommande fortement la lecture du livre Orange pekoe de Benoit Bordeleau, La maison en feu, 2021.
(2) D’abord paru en anglais en 2020 aux presses Black Swan Ireland puis publié en septembre 2021 aux éditions Sabine Wespieser dans une traduction remarquable de Dominique Goy-Blanquet (aussi derrière les traductions d’Elif Shafak chez Flammarion). 1 Pour approfondir ces thèmes, je recommande fortement la lecture du livre Orange pekoe de Benoit Bordeleau, La maison en feu, 2021.
Jonathan Huard