Au pays des choses dernières : le voyage d’Anna Blume de Paul Auster
9782330081591
Au pays des choses dernières : le voyage d’Anna Blume – Paul Auster | Babel
Le voyage d’Anna Blume
Récemment, j’ai fait deux lectures qui, avec fulgurance, m’en ont rappelé une troisième, datant de quelques années déjà mais que j’aimerais partager ici.
D’abord, j’ai plongé tête première dans 4 3 2 1, un pavé qui se déguste lentement, au rythme des phrases longues et calculées qui relatent les quatre destins envisagés pour le jeune Archibald Ferguson, descendant d’une famille juive immigrée en banlieue de New York. Le roman nous immerge dans l’histoire des États-Unis d’Amérique du XXe siècle – la guerre du Vietnam, les tensions raciales, les grèves dans les universités, la violence, le journalisme, le baseball – et consacre à mes yeux Paul Auster comme l’un des écrivains les plus lucides de son époque.
Dans un tout autre registre, j’ai ensuite entamé avec beaucoup de curiosité Demain le Québec, un livre inspirant qui témoigne d’initiatives écologiques qui voient le jour aux quatre coins de la province. À l’instar de Cyril Dion et de Mélanie Laurent, les réalisateurs du film Demain, un collectif d’auteurs œuvrant pour la Fondation David Suzuki est parti à la recherche de projets qui contribuent à créer un monde plus juste et plus vert, ici, au Québec. J’ai surtout retenu de cette deuxième lecture le problème majeur, soulevé à quelques reprises par les entrepreneurs, de notre économie industrielle, « construite sur un modèle linéaire qui considère ses sous-produits et ses déchets comme une nuisance plutôt qu’une ressource. […] Elle extrait, transforme et consomme les ressources pour finalement générer des quantités astronomiques de déchets dont une grande partie pourrait être détournée des sites d’enfouissement.1 » J’ai tenté d’imaginer un monde où les déchets vaudraient de l’or, et c’est alors que m’est revenu en mémoire Le voyage d’Anna Blume un des premiers romans de Paul Auster. Voici pourquoi.
L’intrigue du roman repose sur la quête d’Anna Blume, jeune fille de 19 ans qui part à la recherche de son frère William, envoyé plus tôt dans une ville lointaine en tant que journaliste et qui ne donne plus de signe de vie depuis des mois. Après un long voyage, lorsqu’elle parvient jusqu’à la ville en question, celle-ci ne ressemble en rien à ce qu’elle avait imaginé. Anna découvre un paysage de pierres et de ruines où règnent la violence, la misère et la mort. La ville l’emprisonne dans ses griffes et elle doit trouver le moyen d’y survivre. Ceci dit, le contexte apocalyptique est traité par Paul Auster avec originalité. Pas de surabondance d’événements destructeurs ni de combats démoniaques : l’auteur joue plutôt avec la précarité du monde et sa disparition – à l’origine, le roman porte le titre The Country of Last Things. Les objets disparaissent d’abord littéralement, puis c’est au tour des mots qui les désignaient de tomber dans l’oubli; la mémoire et le langage s’érodent eux aussi.
Les descriptions d’Auster sont efficaces, au point de nous faire croire à ce monde invraisemblable et au nouvel ordre qu’il y a mis en place. Les fonctionnaires sont désignés par exemple comme les Fécaleux, car désormais, puisqu’on s’en sert pour chauffer les bâtiments de la ville, la merde vaut véritablement de l’or. Les plus pauvres et les sans-abris deviennent pour leur part charognards. D’eux, il existe deux types : les ramasseurs d’ordures et les chasseurs d’objets. On reconnaît ces derniers au panier d’épicerie qu’ils poussent devant eux, arpentant la ville à l’affût de n’importe quel objet récupérable. Ils tentent ensuite de vendre leurs trouvailles aux Agents de Résurrection de la ville, des exploitants privés qui donnent une nouvelle vie à la marchandise. Anna deviendra elle-même chasseuse d’objets, mais les rues sont dangereuses pour la jeune femme; elle risque chaque jour le vol et le meurtre, et elle ne peut compter sur personne.
Paul Auster place son personnage principal dans une position telle qu’Anna doit se poser la question : « Il est vrai qu’il n’y a plus d’écoles; il est vrai que le dernier film a été projeté voilà plus de cinq ans; il est vrai que le vin est désormais si rare que seuls les riches peuvent se le payer. Mais est-ce là ce que nous entendons par vie ? Que tout s’évanouisse et voyons alors ce qu’il y a. Telle est peut-être la question la plus intéressante : voir ce qui se passe lorsqu’il n’y a rien, et savoir si nous serons capables d’y survivre.2 » Le lecteur assiste par conséquent à un changement de paradigme qui s’opère de façon radicale : les détritus autrefois traités avec mépris et jetés sans remord deviennent des biens précieux qu’on s’arrache. Dans cette ville de la disparition, les déchets, qu’on utilise désormais de mille façons, représentent la clé de la survie. La créativité se révèle en outre essentielle à la renégociation du rapport entre les hommes et cet environnement hostile des choses dernières. Chez Paul Auster, « le désespoir le plus extrême peut coexister avec l’inventivité la plus éblouissante; l’entropie et la floraison se mêlent3 ».
C’est peut-être là l’une des forces de l’univers romanesque apocalyptique : la menace de la fin crée la tension nécessaire afin de renouveler notre regard sur le présent et d’anticiper l’avenir. Tout compte fait, « la fin n’est qu’imaginaire, c’est une destination qu’on s’invente pour continuer à avancer4 ». En ce sens, la lecture écologique qu’il est aujourd’hui possible de faire du Voyage d’Anna Blume, publié en 1987, est des plus surprenantes.
1Collectif, Demain le Québec, Montréal, Éditions La Presse, 2018, p. 90.
2Paul Auster, Au pays des choses dernières : Le voyage d’Anna Blume, Arles, Actes Sud (Coll. Babel), 2017 [1987], p. 45.
3Id.
4Ibid., p. 248.
Un commentaire
Sebastien
29 avril 201811 h 48 min
Bravo ! Bel article. Merci !