Le corps souillé d’Éric Falardeau
Peur et dégoût au cinéma
À la fois racoleur (corps et pornographie) et avilissant (souillures et fluides corporels), le titre du dernier essai d’Éric Falardeau ne cache pas moins un ouvrage nous plongeant dans une lecture palpitante. L’essayiste a entrepris une recherche fouillée sur deux genres cinématographiques mal-aimés: le gore et la pornographie. Selon l’auteur, ces deux genres sont inextricablement liés. Il faut dire que c’est un sujet qu’il connaît très bien: outre le fait qu’il s’agisse là de son principal domaine de recherche en tant qu’universitaire, Falardeau est également le réalisateur du film Thanatomorphose, un long métrage qui avait fait couler beaucoup d’encre dans les médias spécialisés.
Le corps souillé s’ouvre sur la description d’une scène saphique du film Female Vampire du prolifique Jess Franco: dans une étreinte toute érotique, la comtesse Von Karlstein, jouée par la sculpturale (pour reprendre l’expression de l’auteur) Lina Romay, s’abreuve des fluides sexuels de sa victime et non de son sang. En introduisant son sujet avec la poésie de cette scène, l’auteur nous avoue d’emblée son amour pour les deux genres qu’il s’apprête à étudier. Sa conclusion sera toute autre, nous y reviendrons. L’histoire de l’horreur et de la pornographie, deux genres aussi anciens que le cinéma lui-même (1896), est bien sûr teintée par l’évolution des politiques morales de la société. La mise en place du célèbre code Hays au début des années 1930 explique en partie les détours artistiques des cinéastes : ils utilisent le hors-champ (ce que ne montre pas la caméra) pour évoquer le caractère horrifique et sexuel de certaines séquences. Tout change durant les années 1960 en raison de la libéralisation sexuelle et d’une certaine ouverture à la culture du subversif. Ici, Falardeau utilise l’expression, très suggestive, de l’auteur Jean-Baptiste Thoret pour parler d’une fiction de l’empoisonnement. Cette expression illustre une nouvelle pratique cinématographique : le champ de la caméra est envahi par tout ce que l’on gardait autrefois dans le hors-champ, c’est-à-dire les monstruosités et les actes sexuels. Le gore et la pornographie relèvent donc d’une esthétique de la monstration à outrance.
Après avoir présenté historiquement les deux genres, Falardeau s’intéresse aux thèmes centraux du gore et de la pornographie, et à la façon dont chacun d’entre eux les explore. Selon lui, ces deux genres s’inscrivent parfaitement dans la culture d’une société qui a développé une « haine du corps », symptôme d’une connaissance biomédicale accrue de la faiblesse de notre enveloppe corporelle. Cette haine, alors, s’exprime soit dans le déni (catharsis apportée par le cinéma gore qui est un cinéma de la destruction), soit dans la déification (la performance du corps dans le cinéma pornographique). L’auteur développe sa thèse en utilisant diverses recherches en psychologie, plus particulièrement la psychanalyse, en anthropologie et en sociologie tout en l’appuyant par de nombreux exemples cinématographiques tirés des genres gore et pornographique. Nul besoin d’avoir visionné chacun des films cités: en bon critique cinéma, l’auteur sait très bien tirer parti du langage pour nous faire « voir » la scène.
Comme beaucoup d’auteurs qui, à la fois, aiment les genres cinématographiques comme le gore et la pornographie, et les étudient pour en disséquer les thématiques et les enjeux illustrés, Éric Falardeau saisit bien les problématiques liées à l’existence même de ces films. Les aspects sociologiques ne lui échappent pas. Il admet d’entrée de jeu que le gore et la pornographie sont codés pour être sériels, c’est-à-dire qu’ils présentent tous une série de scènes (meurtres ou actes sexuels) dans un modèle refait ad nauseam. Cette ‘’sérialité’’ est en partie ce que recherche le spectateur. En outre, il ne cache pas les aspects les plus malsains d’un tel cinéma. Cette approche qui marque la dernière partie de l’ouvrage lui permet d’analyser Videodrome, le film du Canadien David Cronenberg. Comme beaucoup de films de ce grand cinéaste, Videodrome entremêle sexualité et mutations corporelles pour illustrer la violence toute moderne de la solitude et de la banalité de nos existences, ici mises en évidence par le spectacle télévisuel. C’est une conclusion glaciale, certes, mais qui donne à l’ouvrage d’Éric Falardeau de puissantes résonnances qui dépassent la simple critique cinématographique.
Jérôme Vermette