La renarde et le mal peigné de Pauline Julien et Gérald Godin
Les amours intranquilles de Pauline Julien et Gérald Godin
C’est au Salon du livre de Québec, en avril dernier, qu’une inconnue bouquinant dans les rayons des éditions Leméac m’a convaincue avec enthousiasme de m’intéresser à ce petit bijou de 2009: La renarde et le mal peignéi. Sur la photo de couverture, on reconnaît les visages emblématiques de Pauline Julien et de Gérald Godin, dans un rare moment de détente et de simplicité. Le recueil consigne, par fragments, la correspondance ininterrompue qu’ils ont entretenue entre 1962 et 1993, des balbutiements de leur liaison à l’aube de leur disparition.
D’abord, le syndrome du voyeur nous prend : vais-je réellement faire intrusion au coeur d’une telle intimité, m’immiscer ainsi dans les coulisses de la vie commune de ces deux personnalités publiques? S’arrêter à cet inconfort reviendrait toutefois à négliger l’aspect littéraire de ces lettres, la profondeur des réflexions sur l’amour et sur l’écriture qu’elles entrainent. On s’abandonne peu à peu à leur lecture pour réaliser que la relation qu’entretiennent les deux artistes est un projet tout aussi prenant et important que la carrière musicale de Pauline ou l’engagement politique de Gérald. Il ne faudra d’ailleurs pas chercher à en apprendre trop sur leurs actions professionnelles dans leurs lettres, qui contiennent des détails quotidiens, des anecdotes de voyage, des points de vue politiques ou des critiques culturelles, bien sûr, mais surtout des considérations sur l’amour – leur amour – auquel on revient inlassablement. Un sentiment tellement fort qu’il teinte tout, qu’il relativise tout.
La première lettre est datée de 1962. Pauline Julien, à 34 ans, est déjà mère deux fois de son premier mariage. À cette époque, elle passe beaucoup de temps entre Montréal et Paris, où elle s’épanouit de plus en plus comme chanteuse et actrice. Gérald Godin a alors 10 ans de moins, travaille comme journaliste à Trois-Rivières et participera bientôt à l’émergence de la revue Parti Pris avec tous ces autres acteurs de la Révolution « culturelle » Tranquille que l’on connaît. L’écriture de leur correspondance est donc directement liée à l’absence, vécue tantôt comme un supplice, tantôt comme une nécessité. La distance et l’éloignement les forcent à nommer les vides et les manques, qui ne peuvent être comblés par les gestes. L’écriture incarne ainsi le lieu de leur dialogue le plus résolument libre, sans leurre et sans fin : « un appel téléphonique n’apporterait pas cet échange profond, ce regard sur nous-mêmes qu’il nous est permis d’avoir ensemble » (Gérald, p. 38).
Pauline se révèle en constante contradiction, emplie de certitudes et de doutes, éprise et déchirée, « immensément fragile » (Pauline, p. 39). Gérald se montre d’abord solitaire et intransigeant, gardien de cette paix qu’il tente de transmettre à sa renarde, puis de plus en plus dévoué et amoureux. L’admiration mutuelle, toutefois, est évidente : « Je t’aime parce que tu veux aller plus loin, ne jamais te contenter de l’à-peu-près, d’une vie qui ne te satisferait pas pleinement. C’est ce qui te donne ta dimension comme être et comme femme. C’est aussi ce qui met un océan entre nos deux vies. C’est con, con, con et re-con. » (Gérald, p. 93) Puisque ce qui les anime – leurs essentielles ambitions – est aussi ce qui les sépare, ils renégocieront leurs rapports des centaines de fois. Et ils continuent ainsi, pendant plus de 25 ans, à se dévoiler, à s’encourager, à s’engueuler et à se réconforter. Et ce que la correspondance nous donne de plus impressionnant à lire, c’est ce sentiment qui demeure intact dans la force de son désir d’être avec l’autre, et ce jusqu’à la toute dernière lettre.
Si l’on associe souvent, avec raison, les voix engagées de Pauline Julien et de Gérald Godin à la période charnière de la Révolution Tranquille au Québec, leurs écritures intimes et poétiques les rendent peut-être à nos yeux davantage intemporels.
i Pauline Julien et Gérald Godin, La renarde et le mal peigné, Montréal, Leméac, 2019.