Intersectionnalité : La réalité de la chose derrière le déni du mot
Par RADJOUL MOUHAMADOU
Avec Intersectionnalité : une introduction (Éditions Amsterdam, 2023), les sociologues Sirma Bilge et Patricia Hill Collins proposent une entrée en matière édifiante à l’approche théorique la plus innovante et la plus décriée en sciences sociales en ce début de siècle. Innovante : parce que comme boite à outils conceptuels, elle fournit une lecture particulièrement fine et fluide de l’écheveau des rapports sociaux inégalitaires contemporains. Décriée : parce que son efficacité corrosive contre tout qui se présente illusoirement comme une unité catégorielle monolithique (ex : femme, Noir, opprimé, etc.) lui vaut méfiance et rejet de toutes parts. Aucune société ne supportant le spectacle de la remise en cause des principes et « fictions nécessaires » qu’elle aime se raconter à elle-même sur elle-même, toute approche contradictoire comme l’intersectionnalité qui ne fait pas économie d’impertinence ne peut que s’attirer les foudres de la critique de la part des adversaires de l’innovation théorique et du renouvellement de la militance (en faveur de l’égalité et de la justice sociale). On se souvient tous qu’en février dernier, Martine Biron, ministre de la Condition féminine du Québec, avait refusé d’appuyer une motion rédigée par le Collectif 8 mars, Québec solidaire, le Parti libéral et le Parti québécois, au motif que la perspective intersectionnelle évoquée dans la motion « n’est pas [sa] vision du féminisme ».
Une polémique révélatrice du trouble dans le genre du féminisme qu’instille l’intersectionnalité, notamment en ce qui concerne l’entrée critique qu’elle autorise sur la justice reproductive, l’autonomie corporelle, l’empowerment féminin, etc. Tout comme les sociologues Sirma Bilge et Patricia Hill Collins s’emploient brillamment à le démontrer, l’intersectionnalité est à la fois un cadre d’analyse, une théorie de l’identité et un instrument de transformation sociale. Elle permet de complexifier la compréhension d’identités imbriquées dans le tissu des relations sociales et d’articuler les « multiplicités des identités qui s’interconnectent et se forment mutuellement au sein de rapports de pouvoir, d’oppression et de privilège social » (p. 231). Au demeurant, elle se décline comme un cadre d’analyse conjonctif (et… et…) permettant d’interconnecter plutôt que d’opposer les catégories sociales (sexe, race et genre par exemple).
En somme, les deux autrices brossent dans cette introduction le portait d’une approche intersectionnelle aux antipodes des critiques récurrentes qui la confinent à une vulgate idéologique qui-voit-systématiquement-des-discriminations-partout. Sous leurs plumes, l’intersectionnalité apparait, telle qu’elle fut théorisée dès 1991 par Kimberlé Crenshaw, comme une démarche cartographique des interstices, des marges et des points aveugles dans l’ombre portée des inégalités de classe, race, genre, etc. En effet, l’enquête et la praxis intersectionnelles permettent de comprendre comment les identités multiples des « femmes de couleur », à titre d’illustration, « leur confèrent une position différente de celle des hommes blancs et des femmes blanches à l’intérieur du réseau complexe des inégalités sociales » (p. 136). Point n’est donc question avec l’intersectionnalité d’une « vision du féminisme », mais d’une juste lecture de la pluralité des conditions, des situations et des positions sociales des femmes dans leur infini diversité. Congédier sans ménagement une telle approche revient paradoxalement à choisir d’une façon idéologique et politicienne d’occulter la réalité de la chose par le déni militant du mot et de tenir ipso facto pour non pertinente et non existante la géographie marginale et interstitielle des inégalités qu’elle éclaire. Et ceci est d’autant plus problématique, car avant que le mot ne se cristallise dans l’usage, des formes intersectionnelles de pratiques, d’analyse et de théories ont toujours existé. Pour ce qu’on en sait, la réalité est aussi intersectionnelle que les faits sociaux sont totaux.
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9782354802318- Intersectionnalité : Une introduction – Patricia Hill Collins + Sirma Bilge
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