Nous, d’Evgueni Zamiatine : le bonheur dans une prison de verre.
9782330076726
Nous | Actes Sud
Nous, d’Evgueni Zamiatine : le bonheur dans une prison de verre.
Depuis le succès rencontré par les Hunger Games, tant en librairie qu’au cinéma, une clientèle de plus en plus nombreuse semble carburer à la découverte des dystopies. Les «dystopies», ce sont ces fameuses antithèses du monde idéal de Thomas More et généralement mises en scène dans un futur plus ou moins lointain où la population humaine est contrôlée par un état central ultra-puissant et, surtout, étouffant pour la vie de «ses» citoyens.
En dehors de la superbe trilogie de Hugh Howey, Silo, les univers récents du genre sont généralement centrés sur l’action et la mise en valeur de figures héroïques hors du commun (comme dans Hunger Games ou La Terre brûlée). La maison d’édition Actes Sud va plus loin en republiant ce qu’il convient d’appeler la mère de toutes les dystopies, Nous, d’Evgueni Zamiatine.
Le personnage principal et narrateur se nomme D-503, un ingénieur travaillant d’arrache-pied pour l’épanouissement plein et entier de l’État Unitaire, une ville entièrement construite en verre et protégée (nous dirions «enfermée») par une muraille de verre. La vie quotidienne de tous est entièrement programmée et à la vue des autres : les promenades, les sorties dans les amphithéâtres, même les relations sexuelles. D-503 verra sa vie bouleversée par sa rencontre avec I-330, une femme dont il va tomber amoureux. Non seulement ce sentiment est-il tabou pour quiconque à l’intérieur de l’État unitaire, mais en plus I-330 va entraîner notre «héros» dans une guérilla organisée à l’encontre de cette société figée.
Nous est un roman exigeant. Entièrement écrit sous forme de notes par le personnage principal et narrateur de l’histoire, il n’est pas seulement une description d’un univers totalitaire cauchemardesque. L’auteur écrit aussi dans la plus pure tradition du classicisme russe : son style est une plongée d’une redoutable rigueur dans la psychologie d’un personnage qui n’a d’autre choix que de remettre en question l’entièreté de son monde, voire de son existence. Parce que D-503 est souvent bouleversé (après tout, il est façonné par l’État totalitaire!), il analyse ce qui lui arrive parfois comme étant des rêves, d’autres fois il semble incapable de terminer son idée tant il est sous le choc. Mais le lecteur ne peut manquer d’être fasciné par le voyage auquel il est convié, d’autant plus que l’imaginaire de Zamiatine a, avec une grande finesse, évité le piège ultime de la science-fiction classique : la caducité des technologies et des découvertes (on se rappelle, par exemple, ces Premiers Hommes dans la Lune de H.G. Wells).
Evgueni Zamiatine a écrit son roman en 1920, quelques années après la révolution russe de 1917, une révolution qu’il a d’abord cautionnée avant de se mettre en porte à faux avec les bolcheviques. Il est facile de lire Nous comme une critique du gouvernement bolchevique et c’est probablement ce qu’avait en tête son auteur lorsqu’il l’a écrit. Pourtant, lorsque D-503 conçoit l’imagination comme un virus à éliminer, comment ne pas, par exemple, penser à «l’innovation», ce mot de la novlangue du XXIe siècle qui fige justement la beauté de l’imagination dans le cartésianisme? Ou encore, comment ne pas voir dans la soif d’ordre de l’État Unitaire l’obsession bien actuelle de la surveillance et de la sécurité? Car c’est bien que ce qui donne aux dystopies leur puissance d’évocation : elles nous parlent d’abord et avant tout de notre propre monde. Comme Huxley et Orwell après lui, Zamiatine a en quelque sorte engagé le dialogue avec les humains de son futur et son livre n’a, malheureusement pour nous, rien perdu de son caractère visionnaire.