« De l’influence en littérature » par André Gide
9782844853585
Gide, André – De l’influence en littérature | Allia
Apologie des influenceurs et des influencés
Composée au sortir du 19e siècle, De l’influence en littérature, constitue une esquisse tracée à gros traits sur la dynamique des influences, une idée-force qui a été creusée dans le Journal de Gide et qui apparaît en toile de fond de sa théorie du sujet : tandis que le moi se défait du jour passé et se réinvente tous les jours, les influences décentralisent le sujet et lui permettent d’accéder à une connaissance de soi. Prenant les airs d’une causerie, selon les mots de l’auteur des Faux-monnayeurs, De l’influence en littérature étend son champ d’analyse à l’ensemble des influences naturelles, humaines et littéraires.
André Gide s’attache à montrer que l’homme n’est pas une île : « Il est tellement impossible d’imaginer un homme complètement échappé de toutes les influences naturelles et humainesi. » Ces dernières peuvent être communes ou particulières, touchant l’individu seul ou encore un pays tout entier. L’auteur des Nourritures terrestres prend le contre-pied du discours de son époque qui rapprochait la perte de la personnalité à l’influence humaine, « une chose néfaste, une sorte d’attentat envers soi-même, de crime de lèse-personnalitéii ». À l’inverse, Gide soutient que l’homme doit céder à l’emprise des forces environnantes, ces mêmes forces lui permettant de découvrir du neuf en lui-même. Fuir le particulier et l’étrange serait même nécessaire alors que s’imprégner des idées banales deviendrait l’entreprise de tout grand homme, car essentiel pour devenir le plus humain possible. En dernière analyse, Gide révèle que : « nous voyons les grands esprits ne jamais craindre les influences, mais au contraire les rechercher avec une sorte d’avidité qui est comme l’avidité d’Êtreiii ».
Sans faire le tour des points d’ancrage de l’influence des œuvres littéraires, André Gide les expose en employant l’ensemble de ses leviers d’analyse. Sa réflexion est élaborée avec le plus grand soin et Gide n’hésite pas à s’appuyer sur Goethe, Keats, Voltaire, Homère, Gogol, Descartes, Racine, etc. De l’influence en littérature ne passe pas sous silence l’étrange séduction narcissique que peut déployer l’œuvre par ses effets de lecture. L’écrivain croque en quelques mots les phénomènes d’identifications prégnantes qui ont cours dans la lecture tout en les insérant habilement dans la problématique générale des influences littéraires : « J’ai lu tel livre, et après l’avoir lu je l’ai fermé; je l’ai remis sur ce rayon de ma bibliothèque, – mais dans ce livre il y avait telle parole que je ne peux pas oublier. […] Sa puissance vient de ce qu’elle n’a fait que me révéler quelque partie de moi encore inconnue à moi-même, elle n’a pas été pour moi qu’une explication – oui, qu’une explication de moi-même. […] les influences agissent par ressemblance. On les a comparés à des sortes de miroirs qui nous montreraient, non point de ce que nous sommes déjà effectivement, mais ce que nous sommes d’une façon latenteiv. » Cette spectaculaire clairvoyance d’André Gide n’est pas sans annoncer les théories postfreudiennes portant sur les affects du texte littéraire.
Loin des « rêveries anarchisantes », Gide fait la promotion d’une « société organique », si je puis dire, car unifiée par une cohérence et traversée par un fond commun. Mais l’auteur de La Symphonie pastorale ne s’aventure pas bien loin dans la représentation du monde dans lequel il évolue. S’il saisit une époque en proie à l’attrait du personnel, Gide voit en l’École littéraire une puissance mobilisatrice capable à la fois de préserver les grandes idées dominatrices et de diffuser les courants de pensée. Il faudrait ici souligner l’importance que l’écrivain accorde aux grandes influences générales constituant une source unique dans laquelle peuvent s’abreuver les artistes. Si l’on m’a suivi jusqu’ici, l’on comprendra sans peine que selon Gide « les grandes époques de création artistique, les époques fécondes, ont été les époques les plus profondément influencées […]v. » Les véritables artistes ne craignent pas les profondes influences : « Un Racine se préoccuperait-il de ne ressembler à nul autre? […] Shakespeare a-t-il rougi de mettre en scène les héros de Plutarque; de reprendre les pièces de ses prédécesseurs ou de ses contemporains?vi »
Alexandre Laliberté
iAndré Gide, De l’influence en littérature, Paris, Éditions Allia, 2010, p. 11.
iiIbid., p. 20.
iiiIbid., p. 27.
ivIbid., p. 16-17.
vIbid., p. 30.
viIbid., p. 28-29.