Balzac : le journalisme comme science des moyens
9782253085706
Illusions perdues | Le livre de poche
Balzac : le journalisme comme science des moyens
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Dans Illusions perdues, Balzac déploie les réseaux dédaléens de l’arène littéraire propre à l’époque de la Restauration. C’est ainsi que l’espace du roman balzacien permet la mise en scène d’une composante intimement liée au théâtre des opérations démocratiques et techniques du 19e siècle, la lettre ou littera. La prose romanesque a créé une « destruction du code aristocratiquei » et a amené un mélange des genres à partir duquel est née la représentation intratextuelle des individus de la société. L’éveil du demos enfante une multitude d’« opérateurs de la lettre ». Ces derniers s’adonnent au maniement du signifiant graphique et utilisent l’écriture et ses produits de différentes façons, lesquelles contribuent au développement d’une véritable « communauté […] régie par la lettreii. » Dans cet écosystème de la littera prendront place les journalistes.
Qu’il soit « directeur-rédacteur-en-chef-propriétaire-gérant, faiseur d’articles de fond, Maître Jacques ou Camarillisteiii », le journaliste nous apparaît comme un authentique opérateur de la lettre, laquelle est considérée comme un pur moyen. Tout d’abord la lettre est monnayable parce qu’elle constitue principalement un levier employé pour battre la monnaie. La littera symbolise la monnaie d’échange, l’intermédiaire par lequel les journalistes obtiennent des faveurs et des services : « Je vis en vendant les billets que me donnent les directeurs de ce théâtre pour solder ma sous-bienveillance au journal […] Enfin je trafique, une fois Finot satisfait, des tributs en nature qu’apportent les industries pour lesquelles ou contre lesquelles il me permet de lancer des articlesiv. » La lettre est aussi vue comme l’outil du métier duquel découle un salaire, une compensation financière : « Selon les talents, cent sous ou trois francs la colonne, de cinquante lignes à quarante lettres sans blancsv. »
De porte-étendard du louis, la littera se politise et remplace l’épée. Le journal se révèle comme un moyen d’attaque par les différents partis. Au 19e siècle, il semble qu’un important débat sur la législation de la presse anime les partis politiques et leurs représentants dans la presse, ce qui accentue le clivage de leurs différends au cours de la Restauration. Le territoire politique de l’époque est partagé entre différents partis. Les Libéraux sont menés par Benjamin Constant, lequel prône la liberté de presse tandis que Bonald et les partisans de l’ultra-royalisme croient que la liberté d’écrire n’est pas essentiellevi. Dans Illusions perdues, la gauche est représentée entre autres par Vernou et la droite par Merlin. La dissension entre eux est manifeste : « Les royalistes sont romantiques, les libéraux sont classiques […] il s’ensuit une guerre à toutes armes, encre à torrentsvii ».
La lettre est engagée dans la politique. Il existe un débordement du pouvoir politique sur les acteurs du monde de l’écrit, c’est-à-dire une sorte de transfert des titres de noblesse aux journalistes, comme si ces derniers s’étaient approprié les titres autrefois réservés à la noblesse. Comme l’affirme le personnage de Fulgence dans Illusions perdues : « Être journaliste, c’est passer proconsul dans la République des lettres. Qui peut tout dire arrive à tout faireviii ». Cette puissance, qui s’apparente au pouvoir politique, se manifeste également chez le protagoniste Lucien : « […] il sentit une horrible démangeaison de dominer ce monde de roisix. » Il s’agit avant tout d’un phénomène propre à la période suivant la Révolution française où « la bourgeoisie d’affaire par définition libérale et les classes moyennes pèsent de plus en plus lourdx ». De sorte que la conquête croissante des espaces de vie sociale par les individus coïncide avec la conquête des espaces imprimés.
En dernier ressort, le journalisme est une figure évoquant autant la « capitalisation de l’espritxi » que « la transformation en marchandise de la littératurexii ». La valeur esthétique de la lettre est remplacée au profit de la valeur de vente, le prix normal du marché. Considérons tout d’abord que chez Balzac, on peut relever un certain déterminisme du milieu : « Tout devient pour lui une atmosphère physique et morale qui imprègne le paysage, l’habitat, le mobilier, les objets, les vêtements, le corps, le caractère […]xiii. » Il existe donc une correspondance entre le milieu et les personnages qui y prennent place : « l’harmonie […] existe entre sa personne et ce que nous appelons […] son milieuxiv. » Considérant ce qui précède immédiatement, il existe une adéquation entre les journalistes et un lieu d’Illusions perdues, les Galeries-de-Bois. Il est possible d’établir des équivalences entre la logique marchande du journalisme et l’univers transactionnel et capitaliste des Galeries-de-Bois. Dans ce dernier lieu, tout se négocie, tout se vend, tout s’achète. Les Galeries-de-Bois sont un foyer de la prolifération de la pensée capitaliste. Les journalistes qui les fréquentent sont frappés par cette ultime convergence économique, laquelle dissout la nature littéraire dans la vaste confusion marchande : « Il n’y avait là que des libraires, de la poésie, de la politique, de la prose, des marchands de mode, enfin des filles de joies, qui venaient seulement le soirxv. » La logique du moyen comme fin est même poussée jusqu’à incorporer les journalistes dans un groupe composé par des prostitués et des marchands. Balzac les fait cohabiter, les met au même rang. C’est qu’ils se valent et participent de la même entreprise, celle du racolage.
Au final, Balzac relativise l’importance d’un tel usage de l’écrit dans Illusions perdues. À la lettre comme moyen d’échange et à l’écriture froide, neutre et calculatrice des journalistes se heurte la vision même de l’écriture de Balzac, laquelle n’est pas sans trouver quelques correspondances avec la vision rousseauiste de la bonne écriture marquée par une présence à soi dans le sentiment exprimé.
Alexandre Laliberté
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i Françoise Van Rossum-Guyon, Balzanc : Illusions perdues : l’œuvre capitale dans l’œuvre, Groningen, Instant de langues romanes (CRIN), 1998, p. 34.
ii Jacques Rancière, La chair des mots, Paris, Galilée, 1998, p. 126.
iii Honoré de Balzac, Les journalistes : monographie de la presse parisienne, Paris, Arléa, 1991, p. 16.
iv Honoré de Balzac, Illusions perdues, Paris, Garnier Flammarion, 1966, p. 252.
v Ibid., p. 243.
vi Henri-Jean Martin et Roger Chartier [dir], Histoire de l’édition française, Paris, Promodis, 1984, p. 537.
vii Honoré de Balzac, Illusions perdues, op.cit., p. 246.
viii Ibid., p. 237.
ix Ibid., 313.
x Henri Jean Martin, Histoire et pouvoir de l’écrit, Paris, Librairie Académique Perrin, 1988, p. 368.
xi Georg Lukàcs, Balzac et le réalisme français, Paris, Éditions La découverte, 1999, p. 50.
xii Idem.
xiii Erich Auerbach, Mimesis, Paris, Gallimard, 2003, p. 469.
xiv Ibid., p. 466.
xv Honoré de Balzac, Illusions perdues, op.cit., p. 265.