«3 fois dès l’aube» de Lapière/Samama
Lapière, Denis / Samama, Aude | Futuropolis
TRE VOLTE ALL’ALBA / 3 fois dès l’aube
Denis Lapière et Aude Samama n’en sont pas à leur première collaboration. Après avoir rendu hommage au roman de Jack London (Martin Eden, Futuropolis, 2016), le scénariste et l’illustratrice choisissent d’adapter Trois fois dès l’aube, un roman d’Alessandro Baricco paru chez Gallimard en 2015. L’album qui en résulte se dévore, peut-être encore davantage que le roman lui-même – qu’il n’est, soit dit en passant, pas nécessaire d’avoir lu pour apprécier à sa juste valeur l’histoire qui est mise ici magnifiquement en images.
La genèse de cet album se situe contre toute attente au début des années 2010, alors qu’Alessandro Baricco termine l’écriture de son dixième roman, Mr Gwyn. À un certain moment, son personnage principal Jasper Gwyn publie sous un pseudonyme anglo-indien un petit livre totalement imaginaire qui jouera néanmoins, dans le contexte romanesque, un rôle décisif. Ce livre s’intitule Trois fois dès l’aube. Après la publication de Mr Gwyn, Baricco se met en tête d’imaginer l’histoire qu’aurait pu contenir les pages écrites par son personnage. D’emblée, il nous met en garde : « Ces pages racontent une histoire vraisemblable qui, toutefois, ne pourrait jamais se produire dans la réalitéii ». Il s’agit là, selon lui, d’un privilège de l’univers romanesque – privilège qu’il met à profit depuis le début de sa carrière en servant à ses lecteurs des histoires à la fois d’une simplicité et d’une singularité remarquables. Celle de Trois fois dès l’aube ne fait pas exception.
Son titre nous prépare à trois chapitres qui se révèlent autant de récits nocturnes se dénouant précisément à l’aube. Ainsi, Baricco dépeint trois rencontres possibles entre deux personnages, un homme et une femme, qui arrivent chaque fois à des points tournants différents de leur existence. Poindre très tôt dans le scénario cette idée, voire ce fantasme, de recommencement. L’avènement de celui-ci dépendra des choix des protagonistes, mais aussi de l’issue de la nuit car, comme l’écrit Denis Lapière: « Ce n’est pas une question d’heure, c’est une question de lumièreiii ».
Si l’homme et la femme se croisent à trois reprises, leur rencontre est chaque fois la première et la dernière, l’uniqueiv. Cette temporalité imprévisible, qui crée un flou chronologique dans le roman, est ici mise en lumière par le scénario de Lapière et les dessins de Samama et s’appréhende plus aisément. On ne sait d’ailleurs pas ce qui provoque les rencontres; Baricco semble cultiver une prédilection pour cette fatalité intrigante. Ce qui est sûr, c’est qu’elles ont inévitablement lieu dans un hall ou dans une chambre d’hôtel. Huis clos intimiste, l’hôtel est propice aux rapprochements, aux confidences inattendues. Une honnêteté désarmante se dégage ainsi des échanges entre les deux inconnus.
Les peintures d’Aude Samama traduisent avec justesse l’amalgame de tension et de tendresse qui habite Trois fois dès l’aube. Grâce au style expressionniste qu’on lui connaît, Samama recrée sans peine l’atmosphère onirique qu’appelle la nuit. Elle s’amuse également à alterner l’étrange fixité de l’action et l’expressivité des visages, d’une façon très évocatrice. Au même diapason, le scénario de Denis Lapière, s’il garde intactes quelques phrases-clés du texte original, s’assure surtout d’aller à l’essentiel. Son rythme et sa fluidité suffisent à rappeler la musicalité propre à la plume de Baricco.
Tout en sobriété, cet album est un délice, à la fois pour les yeux et le coeur du lecteur qui s’y plonge. Dans le chassé-croisé des deux personnages à l’aube d’un nouveau départ, vous percevrez pourtant le besoin latent de durabilité. C’est peut-être ce que l’histoire raconte de plus touchant: « la mystérieuse permanence de l’amour, dans le tourbillon incessant de la vie.v »
Alessandro Baricco est musicologue, écrivain, mais aussi homme du théâtre italien contemporain. Procurez-vous sans plus attendre sa nouvelle pièce, qui vient tout juste de paraître chez Gallimard : Smith & Wesson. Cette fois, deux hommes et une journaliste en quête d’une histoire mémorable, exceptionnelle, se rencontrent au pied des chutes Niagara. Cette fois, les personnages de Baricco échafaudent un projet fou, insensé, venu d’un désir de réaliser l’exploit qui les révèlera aux yeux de tous, mais peut-être surtout à eux-mêmes.
ii Aude Samama et Denis Lapière, 3 fois dès l’aube, Paris, Futuropolis, 2018, p. 3.
iii Ibid., p. 55.
iv Ibid., p. 3.
v Ibid., p. 100.
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