Décoloniser l’imaginaire
9782897193089
Le travail, et après? | Écosociété
L’imaginaire produit du social. En fait il se trouve que « [l]e social se produit au travers d’un réseau de sens, autant de repères par lesquels les individus communiquent, se donnent une identité commune, désignent leurs rapports aux institutions, etc. La vie sociale est ainsi productrice des valeurs et des normes […]i. » En développant une pensée critique afin de « déconstruire » un raisonnement conditionné sur la place du travail dans la société et en questionnant les sensibilités historiques et les réceptacles de l’imaginaire social, les auteurs de l’essai « Le travail et après? » ont décidé de « penser contre le travailii ». Rodolphe Christin, Jean-Christophe Giuliani, Philippe Godard et Bernard Legros s’affairent à « remettre en cause le dogme du travail pour tous, du travail comme élément structurant de la vie individuelle et collective […]iii. » L’exercice intellectuel proposé par les auteurs consiste à s’attaquer à la civilisation du travail, où l’on fait circuler l’idée selon laquelle le salariat rend libre, et à relever les différentes manifestations de la toxicité du « boulot ». À des fins de concision, nous nous attarderons principalement à deux des textes qui forment l’essai, à savoir « Après le travail » de Rodolphe Christin et « Comment obtenir la ‘’ servitude volontaire ‘’ des cadres et des classes moyennes » de Jean-Christophe Giuliani.
Gagner sa vie génère nécessairement des frustrations destructrices. Selon Rodolphe Christin, le sort du travailleur est semblable à celui d’un traumatisé social : précarité, pression économique, chantage à l’emploi, idéologie managériale dégradante, etc. Pour le sociologue, « le travail ne tient plus le rôle de grand intégrateur qui lui était dévolu auparavant. Il ne structure plus la vie collective, mais, par ses faiblesses, il contribue à sa déstructuration progressiveiv. » Aux difficultés qui se présentent tout naturellement aux travailleurs s’ajoutent celles auxquelles fait face le théoricien voulant imaginer un au-delà du capitalisme. Il s’agirait non pas de prendre en considération l’abolition du capitalisme, dans lequel l’emploi est l’élément central, mais plutôt son dépassement. Les difficultés conceptuelles de l’après-travail relèvent aussi des acceptions que l’on donne au mot « travail ». Dans sa définition « anthropologique » et essentialiste, le gagne-pain est vu comme « toutes activités qu’un groupe humain consacre à la recherche ou à la production de ses moyens de subsistance. Dans cette optique, le travail est lié à la condition humaine : où qu’on soit dans le temps ou dans l’espace, on n’échappe pas au travail, c’est-à-dire la nécessité de satisfaire ses besoins vitaux de nourriture, d’abri, de sécurité…v » Réfléchir aux « fondements civilisationnels et [à] l’impératif économique qui ont vu naître et s’imposer le fait de travaillervi », demande de prendre en compte une définition historique du travail. Cette précaution conceptuelle est nécessaire afin de rattacher le travail à des formes culturelles (le capitalisme et le salariat) et de repousser la tentation de considérer le « boulot » comme la « vocation naturelle de l’Hommevii ».
Exercer un métier est un outil puissant mis à la disposition de l’élite économique afin d’obtenir la servitude volontaire des cadres et de la classe moyenne. Le travail serait-il liberticide? Jean-Christophe Giuliani souligne avec force que « l’activité professionnelle n’est pas qu’un simple moyen de production destiné à créer de la richesse et à distribuer des revenus. Si l’on met de côté les subsistances, sa pratique quotidienne ne relève pas du pragmatisme, du bon sens et de l’exercice de la raison. Elle est aussi, et surtout, un moyen de surveiller, de contrôler, de punir, de recomposer et de contrôler le temps pour maintenir l’ordre économique et social en place. Qu’ils soient cadres, employés ou ouvriers, les individus ne sont généralement pas conscients qu’ils travaillent sous l’emprise d’habitudes et d’un système de croyances idéologiquesviii. » L’employé est foncièrement aliéné à son activité professionnelle : il s’identifie intégralement à son emploi du temps, existe socialement par son travail et intériorise des manières d’être au monde qui lui sont a priori étrangères et parfois contraires à ses principes. Pour le dire en peu de mots, « [en] adoptant les critères de réussite de l’élite économique, les cadres et les classes moyennes renforcent leur allégeance, leur soumission et leur servitude volontaire à l’ordre économique dominantix. »
Le monde productiviste tire à sa fin. « Le travail et après? » traduit l’indispensable effort de réflexion sur les changements qui toucheront notre mode de vie individuel et collectif. Les différents essayistes ne se contentent pas de brosser un tableau sombre du monde professionnel et ne s’arrêtent pas à en relever les effets pervers. Les auteurs ouvrent l’horizon théorique selon lequel un monde sans travail est inenvisageable : on aborde la nécessité de changer d’imaginaire, on propose l’attribution d’un revenu d’existence, on souligne l’importance d’un chômage créateur et contributif, on s’intéresse aux enjeux du temps libre et à la réduction du temps de travail, etc.
Alexandre Laliberté
i Bronislaw Baczko, Les imaginaires sociaux : mémoires et espoirs collectifs, Paris, Payot, 1984, p. 25.
ii Rodolphe Christian, Jean-Claude Giuliani, Philippe Godard, et al., Le travail et après?, Montréal, Écosociété, 2017, p. 105.
iiiIbid., p. 10.
ivIbid., p. 23.
vIbid., p. 16.
viIbid., p. 14.
viiIbid., p. 17.
viiiIbid., p. 44.
ix Ibid., p. 56.