La Librairie La Liberté est située au 1073, route de l’Église, Québec (Québec), G1V 3W2

H.G. Wells : Marx et la science-fiction

9782070420773
La machine à explorer le temps | Gallimard SF

9782070420773H.G. Wells : Marx et la science-fiction

H.G. Wells est l’un des pères fondateurs de la science-fiction, titre qu’il partage entre autres avec Jules Verne. Tandis que dans la littérature de Verne, la création d’un objet d’émerveillement passe par l’amélioration d’une technologie existante (comme par exemple le sous-marin du capitaine Nemo dans Vingt mille lieues sous les mers), la science pour Wells constitue un objet de spéculation. Mais Wells, tout comme Verne, élabore un véritable réservoir thématique, un répertoire d’idées qui cristallisera le genre : le motif de la vie extraterrestre dans La guerre des mondes et celui du déplacement temporel dans La machine à explorer le temps. Ce dernier titre paraît en 1895 et obéit aux codes d’un genre qu’on nomme « scientific romance », c’est-à-dire une littérature romanesque basée sur des spéculations scientifiques et donnant lieu à la mise en fiction de l’avenir de l’espèce humaine. Foncièrement originale, La machine à explorer le temps l’est assurément, car pour la toute première fois, un auteur aborde le voyage dans le temps en mettant en scène une machine. Cependant Wells ne se contente pas de créer de toutes pièces un des motifs centraux de la science-fiction, il tente aussi de le rendre crédible et réaliste. Le romancier se sert du protagoniste du roman, l’explorateur du temps, comme délégué narratif afin de persuader le lecteur de la possibilité de voyager dans le temps :

C’est là justement le germe de ma grande découverte. Mais vous avez tort de dire que nous ne pouvons pas nous mouvoir dans tous les sens du Temps. Par exemple, si je me rappelle très vivement quelques incidents, je retourne au moment où il s’est produit. Je suis distrait, j’ai l’esprit absent comme vous dites. Je fais un saut en arrière pendant un moment. Naturellement, nous n’avons pas la faculté de demeurer en arrière pour une longueur indéfinie de Temps, pas plus qu’un sauvage ou un animal ne peut se maintenir à deux mètres en l’air. Mais l’homme civilisé est à cet égard mieux pourvu que le sauvage. Il peut s’élever dans un ballon en dépit de la gravitation, et pourquoi ne pourrait-il espérer que finalement il lui sera permis d’arrêter ou d’accélérer son impulsion au long de la dimension du Temps, ou même de se retourner et de voyager dans l’autre sens?i

L’auteur prend soin de trouver des assises explicatives aux spéculations théoriques livrées. Il en vient aussi à considérer l’aspect matériel de la machine en la décrivant : « Elle comprenait des parties de nickel, d’ivoire; d’autres avaient été limées ou sciées dans le cristal de roche. L’ensemble était à peu près complet, sauf des barres de cristal torses qui restaient inachevées sur un établi, à côté de quelques esquisses et plansii. » Il s’agit ici non pas de vouloir décrire l’impossible, c’est-à-dire détailler la fabrication d’une machine capable de voyager dans le temps, mais de traiter celle-ci de manière réaliste comme n’importe quel objet du mobilier fictif, en lui donnant un aspect général qui peut, au mieux, la rendre concrète aux yeux du lecteur.

Bien qu’original, ce motif ne constitue par la grande idée fictionnelle contenue dans La machine à explorer le temps. En effet, la critique littéraire a tôt fait de relever que Wells transpose sur le plan biologique la différenciation économique et sociale entre travailleurs et privilégiés, telle que vue par Marx. Pour prendre la pleine mesure de ce qui précède, revenons au texte. Le personnage de l’explorateur du temps, mentionné antérieurement, fait son voyage principal en l’an 802 701. Il fait la rencontre de petits êtres enfantins, nommés Éloïs, qui vivent sur la surface de la terre. Le voyageur croit être arrivé dans une sorte d’Eden, un âge d’or, où la propriété n’existe pas. En fait le voyageur découvre que l’humanité a évolué en deux races, car les Éloïs ne sont pas les seuls à habiter la terre, il y aussi des êtres hideux et monstrueux qui vivent sous terre, et qui ne sortent que la nuit. Ce sont les Morlocks :

 Graduellement, la vérité se fit jour : l’Homme n’était pas resté une espèce unique, mais il s’était différencié en deux animaux distincts; je devinais que les gracieux enfants du monde supérieur n’étaient pas les seuls descendants de notre génération, mais que cet être blême [le Morlock], immonde, ténébreux, que j’avais aperçu, était aussi l’héritier des âges antérieursiii.

L’explorateur du temps ébauche des théories sur la coexistence des deux races en se basant sur un cadre référentiel du 19e siècle, lequel rappelle un peu le marxisme : « Tout d’abord, procédant d’après les problèmes de notre époque actuelle, il me semblait clair comme le jour que l’extension graduelle des différences sociales, entre le Capitalisme et l’Ouvrier ait été la clef de la situationiv. » et « De sorte qu’à la fin, on eut au-dessus du sol, les Possédants recherchant le plaisir, le confort et la beauté et, au-dessus du sol, les Non-possédants, les ouvriers, s’adaptant d’une façon continue aux conditions de leur travailv

La vision marxiste imprégnant la fiction de Wells n’est pas sans prendre les traits de la satire, car l’explorateur se rend compte qu’il avait tort : les Éloïs ne sont en fait que du bétail que gardent les Morlocks pour se nourrir. En détruisant la validité de l’hypothèse marxiste dans le cadre de la fiction, l’auteur se distancie des marques idéologiques du récit, laissant toute la place au personnel romanesque. Posons-le pour finir : La machine à explorer le temps constitue une sorte de critique de la société victorienne du 19e siècle. Wells dresse un portrait caricatural de la société de l’époque, grossissant ses caractéristiques en inventant un monde fictionnel dans lequel s’opposent deux camps : les Morlocks et les Eloïs. Son roman représente le miroir déformant d’un système fondé sur des classes presque hermétiques, où des travailleurs de basse classe entretiennent une partie privilégiée de la population.

Alexandre Laliberté

i H.G. Wells, La machine à explorer le temps, Gallimard (Folio SF), 2001, p. 17.

ii Ibid., p. 25-26.

iii Ibid., p. 87-88.

iv Ibid., p. 90.

v Ibid., p. 92.

Categories:

Les chroniques d'Alexandre, Romans, Suggestions de lecture