Voici venir la « communauté terrestre »
Un texte de Radjoul Mouhamadou
Se laisser prendre aux multiples jeux d’une pensée mètis et aux ruses d’un langage foisonnant. Suivre les fils ténus d’une œuvre ambitieuse et audacieuse en train de se faire, livre après livre, portant chacun le sceau d’une réflexion profuse et innovante, dessinant depuis les zones de faille de notre modernité de vertigineuses lignes de fuite. Entamée au seuil du millénaire avec l’amorce pionnière De la postcolonie (2000), auréolée d’une retorse Critique de la raison nègre (2013) et relancée récemment avec Brutalisme (2020), La communauté terrestre (2023) ne fait pas que clore une trilogie critique mais signer l’emboitement de toutes les pièces du puzzle de cette œuvre puissamment consacrée à l’analyse de notre « situation planétaire ». Quand on y songe un instant, tout se passe comme si cette apothéose cosmique avait été inscrite dès le commencement.
Du passant à l’habitant.
Achille Mbembe avait inachevé Politiques de l’inimitié (2016) au seuil d’une esquisse lumineuse : « l’éthique du passant ». Dans l’ « écologie générale » des relations qu’il y projetait au-delà de la nation, le passage d’un lieu à l’autre permet de « tisser avec chaque lieu un double rapport de solidarité et de détachement. » Cette figure du passant, et surtout la tension féconde qu’elle noue avec celle de l’habitant, définissent « notre relation fondamentale à la Terre ». La « communauté terrestre », comme dernière utopie, s’énonce comme une poétique de l’habitation qui s’enrichit de l’éthique du passage, afin de nous sortir du brouillard des « politiques de l’inimitié » et de redéfinir une nouvelle esthétique de la relation des humains à la Terre. C’est en tant qu’habitant et passant, précise Achille Mbembe, que cette dernière nous accueille et nous abrite. La Terre n’étant rien moins que le « pays natal de toute l’Humanité », nous sommes fondés à accueillir la « communauté terrestre » comme une sorte de communauté qui « naisse et s’invente précisément au point de rencontre de l’irréparable et de l’insolvable.» Dit autrement, à la confluence entre habitabilité et durabilité de la Terre. Au point exact où une nouvelle forme de communauté peut se former avec la cohorte des espèces animées et inanimées. Le terrestre, à cette aune, s’offre désormais comme la seule échelle, le seul cadre et la dernière utopie viable pour l’assemblée des vivants.
Après avoir œuvré durant les vingt dernières années à la déclosion du monde et à paver les voies de la montée universelle en humanité par la sortie collective de la grande nuit coloniale, Achille Mbembe propose dans ce dernier ouvrage l’expérience d’une ascension cosmique vers les cimes d’un en-commun qui excède la cosmopolitique, l’Universel et l’humanisme des Modernes. Un saut quantique au-delà des logiques de séparation, de ségrégation, et d’encampement, au-delà des spectres du principe de la race, et au-delà du brutalisme de la rationalité calculante et expropriatrice.
Radjoul Mouhamadou